Vers la justice transformatrice dans nos communautés queer
Comment fait on communauté ? Comment reconstruis t'on nos communautés, ou plutôt comment les transformons nous pour ramener nos objectifs de justice sociale et d'égalité dans le giron de nos modes d'organisation ? Comment fait on face aux conflits et les gérons nous ?
Attention, ce texte parle de situation de conflits et d'agressions dans une perspective de justice transformatrice et d'abolitionnisme pénal. Si vous pensez que toute infraction mérite sanction, nous ne partageons pas le même postulat et il y a des chances pour que ce texte ne vous satisfasse pas. J'ai moi même vécu des violences et ressenti le besoin de me venger, d'infliger à l'autre qui m'a fait souffrir ou à des personnes ayant fait souffrir ou agressé-es des proches, des sanctions. Je baigne moi aussi tout comme vous dans un contexte où l'idéologie judiciaire dominante est celle d'une justice punitive. Travailler, lire, penser la justice transformatrice m'a demandé un effort, un recul qui n'est pas donné d'avance, et je me suis souvent planté, reproduisant des erreurs que je vais mentionner ici.
Je m'appuierais ici sur mes notes du livre « Faire Justice « d'Elsa Deck Marsault membre du collectif FRACAS œuvrant pour une justice intracommunautaire abolitionniste.
La justice transformatrice est un terme formé dans les 1990's par Ruth Morris. Elle est initialement pensée pour des cas extrêmes de violence (viol, meurtre, crime contre l'humanité, justice environnementale). Des organisations ont ensuite travaillé à la rendre opérante pour des gestions de conflits de la vie quotidienne. D'après le livre d'Elsa Deck Marsault la justice transformatrice « Peut se définir comme toute initiative abolitionniste qui œuvre pour la justice sociale et lutte contre les discriminations en redonnant du pouvoir aux personnes directement touchées par ces violences ». Elsa Deck Marsault souligne quatre objectifs de cette forme de justice :
-ne pas engendrer de mal/violence ni perpétuer la violence systémique
-travailler à répondre aux besoins immédiats de justice (sécurité, guérison, connexion, responsabilité)
-travailler à lutter contre les occurrences de la violence contemporaine de manière à modifier ses conditions initiales et prévenir d'autres préjudices
-comprendre que les actes dommageables individuellement ont aussi un impact collectif et doivent donc être pris en charge collectivement
Nous manquons tellement de recherches, de documentations sur ce qui se passe dans nos milieux, nos couples, nos amitiés queer. Sur les dynamiques de pouvoir et la reproduction des violences. Il semble si évident face à l'urgence, face à la violence des témoignages de nos entourages qui rappellent nos propres vécus de prendre position de manière clivante et de ne plus en démordre quitte à surenchérir encore et encore dans la violence à notre tour. Et voilà que se réinvite à notre table la justice punitive, celle que l'on connait le mieux, celle de la société dans laquelle nous sommes né-es et avons grandi.
Et pourtant nous devrions nous méfier. Car la justice punitive ne donne presque jamais réparation et qu'elle est bien la courroie de nombreuses reproductions de violences, systémiques ou non.
Nos mécanismes internes traduisent un repli plus général, une forme de renoncement dans notre lutte contre le système global. John d'Emilio parle de basculement de nos mouvements queer d'une radicalité anti systémique dans les années post 68 à des militantismes de plus en plus focalisés sur une seule question et une seule identité. Sans doute pris-es de vertige face à l'omnipotence des systèmes d'oppressions, pris-es de cours par le fossé immense entre les prétentions de représentation de nos expériences par le pinkwashing et la réalité du peu d'avancement de nos revendications dans les sphères décisionnelles, nous en sommes arrivé-es à un militantisme de la demande, de l'intégration en quelque sorte au sein d'un système qui reste profondément patriarcal queerphobe raciste validiste et capitaliste. Cela a pris la forme dans nos communautés de revendications de plus en plus de l'ordre de l'émancipation individuelle en perdant foi en notre capacité, notre puissance collective à faire front et inverser la donne sur le global. A défaut de penser pouvoir changer les choses à grande échelle, nous nous sommes perdu-es de vue, ré individualisant nos traumas et nous consacrant à des chasses aux sorcières internes. Wendy Brown parle de « revanche moralisante […] qui cherche à voir la souffrance comme une vertu sociale, et la force et le privilège comme immoraux », tout cela produisant un fort ressentiment qui nous pousse à vouloir submerger nos douleurs qui sont d'abord et avant tout causée par le système en leur trouvant des coupables et des lieux de revanche. Le néolibéralisme, son individualisme et la fragmentation des espaces géographiques et sociaux nous a rattrapé et nous a infiltré. Et le militantisme en ligne ne fait que renforcer ces dynamiques. Notre militantisme quitte peu à peu la rue et la confrontation aux instances décisionnelles pour se tourner vers le domaine du langage et du symbolique. Nous sommes de plus en plus intransigeant-es avec nos paires, tout en clamant en avoir « marre de faire de la pédagogie » alors que celle-ci gagnerait justement à être partagée et renforcée pour permettre davantage de convergence avec celleux également issu-es des bases et des minorités.
Bien sur que le call out et autres outils d'exclusion ont leur sens. Ils l'ont avant tout pour faire tomber des personnes des groupes dominants intouchables ou pour des récidivistes pour lesquel-les d'autres outils ont précédemment échoués. Il permet de redonner la parole aux personnes victimes. Il peut faire également intervenir une instance tierce qui vient représenter les intérêts de la personne victime qui n'est pas toujours en mesure de prendre en charge la décision du call out de son agresseureuse.
Or comme pour tout procédé de justice il est important de continuellement se poser la question de l'objectif poursuivi que celui-ci soit à court, moyen et long terme. A cela s'ajoute de penser la prise en charge de la personne à l'origine du call out car celle-ci s'expose à d'importantes remises en questions voir représailles tout comme de penser le devenir de la personne call outé-e pour qui les répercussions seront sans commune mesure.
Le problème du recours de plus en plus fréquent à cet outil dans nos communautés c'est que celui-ci est de plus en plus utilisé à tort et à travers recouvrant des motifs aussi divers allant d'une erreur lexicale à une agression. Le revers de la médaille du call out est bien lourd. Il implique tout d'abord une énorme dépense d'énergie collective. Comme le souligne Elsa Deck Marsault, il peut aussi se révéler une mine d'informations pour la police et les renseignements intérieurs qui nous oppriment. De manière générale, il est dans les faits peu efficace car la situation d'exclusion dans laquelle se retrouve la personne visée par le call out pousse celle-ci à d'abord affronter les répercussions d'un tel phénomène sur sa santé physique et mentale plutôt qu'à se remettre véritablement en question, reconnaître les faits et chercher à fournir des réparations.
Ce n'est pas non plus un outil qui fait bouger les sphères de pouvoir, bien qu'il puisse interpeller publiquement et permettre la mise à l'écart d'un-e individu-e en position de domination.
Ses mécanismes s'engrangent si rapidement et prennent souvent une telle ampleur qu'ils en viennent à oublier ce qui devrait être le premier objectif de tout procédé de justice à savoir le bien être et la sécurité de la personne victime, tandis que dans les faits le plus souvent l'ensemble du collectif focalise son énergie sur la personne agresseureuse.
Par un effet de surenchérissement, des personnes qui ne sont proches d'aucun-e des protagonistes de l'histoire en viennent à prendre parti avec des intérêts parfois discutables comme celui de détourner l'attention de leurs propres agissements.
Le call out a tendance à ouvrir la voie à une dépossession des personnes de leur histoire, à faciliter une véritable déshumanisation de la personne accusé-e dans une course de plus en plus incontrôlable et traumatisante, d'autant plus pour des personnes issues de minorités ayant déjà une expérience du harcèlement.
Avant de se lancer dans un processus de call out il est donc nécessaire de bien vérifier d'une part que cela est bien conforme aux souhaits et aux intérêts de la personne victime. D'autre part, il est primordial de vérifier à quel type d'agresseureuse nous avons affaire. S'agit il d'une personne en position de domination systémique et/ou susceptible de récidiver ? Et dans ce dernier cas il est urgent de penser des protocoles pour encadrer le call out afin que celui-ci ait une véritable portée. Des limites dans le temps et l'espace s'imposent avec des points réguliers. Il est nécessaire qu'une équipe de responsabilisation se mette en place auprès de la personne call outée afin de la garder en vue et d'éviter qu'iel ne change simplement de cercle social sans aucun travail de reconnaissance et de réparation et de l'accompagner dans ce travail sur ellui même. Ce travail de responsabilisation peut être pris en charge par les personnes proches de la personne accusé-e, et alors la fameuse devise « check tes potes » prend véritablement un sens concret. Pour véritablement limiter les risques de récidive, ce travail implique de pouvoir développer de l’empathie, de l’écoute et de l’attention à la personne accusée, c’est pourquoi il ne saurait être demandé aux personnes victimes ou à leurs proches.
Enfin, le call out ne saurait être l'unique réponse. Si il y a eu une agression, c'est qu'il y a également eu un cadre qui l'a permis et des responsabilités collectives s'ajoutent à la responsabilité individuelle. C'est pour cela qu'il est si important de garder trace des conflits et des agressions qui parsèment nos communautés. Ces derniers sont autant de pistes d'apprentissage pour penser collectivement comment mieux agir pour nous protéger les un-es les autres, avancer, remettre en question nos propres intérêts et dynamiques de pouvoir qui ne sont pas uniquement de l'ordre du systémique.
Il est important de garder en tête les répercussions que le call out aura sur la personne accusé-e et sur l'ensemble de la communauté concernée. Pour la personne visée par le call out, celles-ci sont difficilement mesurables puisqu'elles sont avant tout de l'ordre psychologique et recouvrent justement une absence d'actions et d'interactions. Au sein de nos communautés minorisées ce sont des personnes déjà en marge et déjà socialement assigné-es à des tâches de care qui vont avoir à porter une nouvelle charge de care que celui-ci soit de l'ordre du soutien à la personne victime ou à la personne à l'origine du call out, ou celui de la responsabilisation de la personne accusé-e. Il est important que la solidarité opère dans le sens d'un soin, d'une écoute et du respect de ces deux équipes pour que la justice transformatrice prenne véritablement son sens. Prendre le relais, organiser des binômes, faire appel à des professionnel-les, sont autant de pistes pour ne pas s'épuiser. Enfin, pour les personnes qui s'engagent dans ces processus il est nécessaire d'ouvrir une véritable réflexion sur la proportionnalité et de travailler à déconstruire notre premier réflexe de colère et de vengeance qui peut être compréhensible voir sain sur du court et moyen terme mais qui peut perdre sa dimension de stricte auto défense sur le long terme pour simplement basculer de nouveau dans la justice punitive. Pour cela il est primordial de se poser les vraies questions des conséquences de l'isolement. Car si l'exclusion vise une personne déjà minorisée, l'isolement en sera d'autant plus fort que la personne ne dispose pas des mêmes ressources, soutiens et réseaux de sociabilité extérieurs qu'une personne appartenant à des sphères dominantes.
L'importance du cadrage dans le temps et des attentes de réparations soulève des questions complexes mais néanmoins nécessaires afin d'éviter que les personnes ayant fait un travail sur elleux mêmes et parvenu-es à rendre une certaine forme de réparation ne se voient poursuivi-es et exclu-es indéfiniment par ce que Elsa Deck Marsault appelle le « casier communautaire » en référence au casier judiciaire du système judiciaire punitif de notre société.
Plus généralement, la “déshumanisation” de l’autre est la solution de facilité par excellence qui se retrouve également dans des situations de conflits. Nos sentiments de colère, de peur et de tristesse prennent le pas et nous conduisent à une essentialisation de la personne présentée comme victime comme de la personne dite agresseureuse dans un binarisme réconfortant car il prétend clarifier les positions dans un conflit.
Dans des situations complexes il est important de prendre également en compte la “dépendance à la communauté” qui peut toucher chacun-e des membres prenant part au conflit. Cette dépendance s’explique par le caractère de famille choisie que prend la communauté avec tout ce que cela comporte d’attachements et de recherche de reconnaissance sociale, particulièrement dans les milieux militants, entraînant par la suite des phénomènes d’adaptation et de minimisation de certains actes que l’on subit ou que l’on voit d’autres ou soi même faire subir à la personne que l’on incrimine. C’est cette dépendance qui explique beaucoup de phénomènes d’auto incriminations des personnes visées acceptant les jugements de dévalorisation qu’on leur assène dans l’espoir de pouvoir se maintenir dans la communauté au détriment de leurs droits individuels et de leur confort personnel. Face à ces premières reconnaissances de faits, la communauté en vient souvent à durcir ses attentes, formulant des demandes supplémentaires au fur et à mesure que la personne visée se reconnaît des torts.
Or, plus le nombre de personnes adhérant à une vision des choses est important plus celle-ci acquiert une dimension « véridique et incontestable ».
A l’inverse, on note deux grandes tendances extrêmes dans le rapport à la personne présentée comme victime. Celle de renvoyer celle-ci à une position passive, en la consultant peu ou plus du tout sous prétexte de la préserver de la réactivation d’un trauma. A contrario, la seconde tendance érige la personne victime en position de surpuissance en la consultant pour chaque détail et en accédant à chacune de ses demandes («[ aussi violentes et absurdes puissent-elles être] ») sans discernement.
Une justice transformatrice cherchera à trouver un point d’équilibre entre ces deux extrêmes en prenant en compte les faits et les ressentis de l’ensemble des protagonistes. Le but une fois la personne victime mise en sécurité est bel et bien de désescalader le conflit ce qui ne signifie absolument pas l’éviter mais bel et bien le décortiquer avec des clés d’analyse et à chercher des solutions concrètes aux besoins exprimés. Les limites personnelles posées doivent pouvoir être “justiciables”, “évolutives” et “explicites” afin que la communauté reste garante de nos liens de solidarité et du respect des intégrités individuelles.
Cette justice est faisable dès maintenant, en commençant au niveau local pour retrouver le pouvoir sur nos existences mais en se projetant dès maintenant à un niveau plus vaste, impliquant de tisser des liens et de faire circuler nos savoirs et nos archives entre territoires, entre milieux militants et universitaires ainsi qu’entre les différentes disciplines car la justice n’est pas le seul domaine où nous pouvons et devons transformer nos communautés, cela se joue dans le domaine du soin, de l’éducation, etc. A terme, faire la pari de la justice transformatrice implique de penser des structures et des centres d’aides pluridisciplinaires qui sauront travailler à l’accueil et la surveillance sans sanction des personnes ayant commis des actes graves. L’enjeu de la rémunération de ces personnes est solide.
Pour conclure, la justice transformatrice ambitionne de pouvoir sécuriser la personne victime tout en prenant en compte l'ensemble « de la situation matérielle, physique et psychologique de la personne [qui commet un acte jugé illégal] tout comme son environnement socio structurel » et de l’accompagner dans la reconnaissance des faits et les réparations tout en pensant la transformation de la communauté pour prévenir la récidive de ce type d’actes.
Elle implique de faire une différence entre les mécanismes de vengeance et de légitime défense. En droit pénal une personne n’est pas pénalement responsable dès lors que les moyens employés sont proportionnels à la gravité de l'infraction. On peut y piocher ici des pistes à explorer pour déterminer ce qui relève de l’auto défense ou de la vengeance (sanction punitive). La proportionnalité est un concept bien sûr très subjectif et ce d'autant plus lorsque l'acte de réponse à la violence répond à un système d'oppression « dont les effets sur notre santé ne sont même pas mesurables ». Mais comme le souligne Elsa Deck Marsault il reste une différence entre cibler une multinationale ou un parti politique et infliger l'humiliation voir un passage à tabac à une personne n'agissant qu'en son nom.
C’est en outre la question de l’objectif qui permet de distinguer vengeance et légitime défense. La légitime défense qui relèverait de l’auto défense peut opérer pour faire cesser une situation de violence et mettre en sécurité les protagonistes ou bien à titre préventif vis à vis d'un-e récidiviste ou personne détenteurice de pouvoir et en un sens intouchable par la justice institutionnelle. A l'inverse lorsque la colère répond seule à un trauma on bascule plus facilement dans la vengeance.
Ceci ne sont que des pistes de compréhension et de réflexion sur ce que pourrait être une justice transformatrice dans nos communautés. Au delà des réactions en chaine, des alliances autour des phénomènes de starification dans nos milieux, au delà des premiers ressorts de dégout, de déception, de colère qui ne sont pas toujours les nôtres, au delà des incompréhensions des agissements d'autrui, à nous toustes de nous en saisir, d'oser en parler entre nous et de nous saisir du conflit comme outil d'amélioration de nos manières de faire communauté(s).